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Mai

Interview du Cardinal Jean-Paul Vesco : « Il y a un angle mort dans la conscience française quant aux blessures de la colonisation »

Près de cinquante ans après le cardinal Duval, Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, a participé au conclave de 2025, marquant ainsi le retour d’un cardinal algérien dans l’élection d’un pape. Religieux dominicain, juriste et profondément engagé dans le dialogue entre les peuples, il revient dans cette interview pour Casbah Tribune sur cette expérience unique, tout en livrant une réflexion puissante sur l’abjection de la colonisation, les tensions entre la France et l’Algérie, et le drame en cours à Gaza. À travers ses mots, une même conviction : seule une fraternité lucide peut réparer les fractures de l’histoire.

Casbah Tribune : Vous revenez de Rome où un nouveau pape a été élu. Que retenez-vous de votre première participation au conclave ?

Cardinal Jean-Paul Vesco : C’est évidemment une première expérience. J’espère qu’il n’y en aura pas longtemps. Effectivement, les cardinaux sont créés et consacrés par le pape. Leur fonction principale, c’est justement d’élire, en leur sein, le prochain pape. C’est un rite très ancien qui date du XIsiècle, respecté à la lettre.

On est enfermés dans un lieu, et c’est aussi un combat de prière. Cela a été précédé par une quinzaine de jours qu’on appelle les « congrégations générales », durant lesquelles les cardinaux — arrivés de tous les coins du monde — se retrouvent. Nous étions 133 électeurs, de plus de 70 nationalités. On se parle, on prie, et ensuite vient le temps, dans la chapelle Sixtine, au Vatican, d’élire le successeur. Cette fois-ci, cela a été fait rapidement.

Vous avez participé à ce conclave en votre qualité de cardinal algérien ? Est-ce la première fois qu’un cardinal algérien a pris part à l’élection du pape ?

Je ne pense pas que ce soit la première fois. Le cardinal Duval, créé cardinal en 1965, avait participé à des élections, sans doute sous Jean-Paul II. Donc je suis le deuxième cardinal algérien à y avoir participé.

Vous êtes religieux et juriste. Vous vous êtes beaucoup exprimé sur la colonisation. Vous êtes archevêque, vous connaissez l’histoire douloureuse entre l’Algérie et la France. Pensez-vous que l’Église catholique de France a suffisamment reconnu son rôle durant la colonisation ? Et quel regard l’Église d’Algérie porte-t-elle aujourd’hui sur cette mémoire partagée ?

L’Église d’aujourd’hui est une autre Église. Celle d’Algérie est née après l’indépendance, avec la volonté du cardinal Duval d’inviter prêtres, religieux et religieuses à rester, à participer à la construction de l’Algérie indépendante. Notre Église est véritablement née de cela.

À titre personnel, en tant qu’Algérien, vivant ici depuis plus de vingt ans, je perçois à quel point il y a un angle mort dans la conscience française quant aux blessures laissées par 130 ans de colonisation. Et j’assume de dire cela. Je le dis à mes compatriotes français : il y a un rapport entre la France et l’Algérie qui est abîmé, qui demande à être ajusté. Il a manqué une vraie prise de conscience, un travail de vérité. Il y a un déficit à combler.

Aujourd’hui, aucun Français vivant n’est personnellement responsable. C’est un fait historique. Mais ce fait implique une responsabilité collective. Et pour moi, c’est extrêmement important de le dire. C’est un combat personnel.

Vous avez tenu des propos courageux sur la colonisation. Pourtant, on entend de plus en plus de voix en France qui évoquent les « heures glorieuses » de la colonisation.

Oui. Mais les peuples ont payé cette colonisation au prix fort. Il est essentiel de rappeler qu’un peuple ne choisit jamais d’être colonisé. Le candidat Emmanuel Macron avait parlé de « crimes contre l’humanité » en évoquant la colonisation, et je pense qu’il avait raison. La colonisation est de l’ordre de la prédation. Personne ne colonise par générosité.

Nous voyons aujourd’hui, sous nos yeux, une colonisation en acte : celle de la Palestine, à Gaza. Comme celle de l’Algérie par la France, et comme toutes les colonisations, cela appartient à une époque de l’histoire — mais une époque encore visible. Et il faut la dénoncer de la même manière.

Un peuple peut être uni. Mais le coloniser, c’est autre chose. C’est nier son identité, nier la personne. Même s’il y a eu, dans cette période, de belles histoires humaines, le phénomène de la colonisation, en lui-même, reste une prédation. Et cette prédation est contraire au respect de l’humain, contraire à l’humanité.

Les relations entre la France et l’Algérie sont de nouveau tendues. L’été dernier, en juillet, on avait même l’impression que les deux pays étaient irréconciliables. Pourquoi selon vous ? Et y a-t-il, encore aujourd’hui, des personnes qui ne veulent pas que ces deux pays se rapprochent ?

Oui, je pense qu’il y en a, en France comme en Algérie, qui ne veulent pas de rapprochement. Mon combat personnel, c’est de dire que c’est un immense gaspillage. Il y a des millions de personnes en souffrance en France : parce qu’elles sont francophones, algériennes, musulmanes — pas forcément algériennes d’ailleurs. Et je pense qu’il y a un véritable enjeu de fraternité.

Mais cela demande une vraie prise de conscience de ce que j’appelle l’inégalité coloniale. Il faut une vraie lucidité.

La fraternité est un mot essentiel de la devise française : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Mais à la différence des deux premiers, la fraternité ne se décrète pas par des lois. Elle repose sur la responsabilité de chacun. C’est une responsabilité collective. Alors, quand certains érigent des murs ou stigmatisent, j’en appelle à la fraternité.

Le nouveau pape a été élu. Il a parlé de l’Algérie, il est augustinien, il a déjà visité le pays. Peut-on s’attendre à une visite papale en Algérie ? Ce serait la première de l’histoire.

Je suis convaincu depuis longtemps qu’un pape viendra en Algérie. Le pape François m’avait confié, avant sa maladie, son souhait de venir. Il me l’a dit en novembre, après qu’il m’a créé cardinal. Mais sa santé ne le lui a pas permis.

Quelques heures après l’élection du nouveau pape, je lui ai dit qu’il fallait qu’il vienne. Il y a un centre Saint-Augustin. Et cela tombait le jour où nous célébrions la fête de Saint Augustin, notre père dans la foi. L’invitation est lancée. Et je suis sûr qu’il viendra.

Cela fait maintenant 18 mois que Gaza est ravagée par la guerre, avec plus de 50 000 morts. Un génocide à ciel ouvert, filmé en direct. Le Vatican appelle à l’apaisement. Que peut-on faire, aujourd’hui, pour arrêter ce carnage ?

Ce carnage est sous nos yeux, mais paradoxalement, il n’est pas si visible. Gaza est devenue un angle mort. Les caméras n’y ont plus accès. Le drame palestinien est devenu un drame mondial. Depuis longtemps, ce peuple est pris en otage par des politiques qui ont pour objectif qu’il n’y ait plus d’État palestinien, plus de réalité palestinienne.

Ce peuple est traité de la manière la plus violente qui soit. C’est terrible de voir le monde sidéré, impassible. J’ai vécu à Jérusalem, j’ai fait de longs séjours à Gaza. J’ai connu les checkpoints, j’ai vécu la seconde Intifada. Avec Caritas, j’ai participé à des convois pour apporter vivres et soins dans toute la Palestine et à Gaza. J’ai vu tout cela.

Donc, oui, je vis ce drame d’une manière particulière. Ce qui se passe aujourd’hui à Gaza, c’est une négation d’un peuple. Et cela s’appelle un génocide.

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